Journal dde.crisis de Philippe Grasset
13 décembre 2025 - Parmi les sentinelles qui nous ont averti, - sans succès, bien entendu, - que notre civilisation allait vers son destin fatal, on trouve ce philosophe de l'histoire... Nos lecteurs les plus vigilants et les plus anciens savent l'importance que nous accordons et que moi-même j'accorde au philosophe de l'histoire, l'Anglais Arnold J. Toynbee. Nous nous sommes intéressés, voire appuyés sur lui, à plusieurs reprises. (Il y a 39 référencements sur lui dans notre moteur de recherche qui n'est pourtant pas extrêmement finaud. Les deux premières, qui ont la fraîcheur [mais aussi l'approximation] de la découverte, - mieux vaut tard... - sont du 19 juin 2002 et du 27 juillet 2002. La dernière référence en date est du 2 juillet 2025, ce qui montre la constance et la fermeté de notre intérêt pour lui.)
Ici nous donnons un texte assez court sur Toynbee (traduction en français), de 'troy southgate.com', qui désigne un auteur anglais (mais aussi éditeur et musicien) vivant au Portugal, auteur antimoderne, - sans surprise, cela, - éditant son site (actif depuis un an) à partir de Londres :
« Troy Southgate est originaire de Crystal Palace, dans le sud de Londres. C'est un penseur antimoderniste, auteur, éditeur et musicien qui écrit sur l'histoire, la politique, la théologie, la philosophie et le pérennialisme. Il vit dans le nord du Portugal. »
Troy Southgate a pour ambition de nous présenter Toynbee comme philosophe des civilisations. La conviction du philosophe était que les civilisations meurent « toujours de facteurs internes plutôt qu'externes », lorsque leurs élites ont perdu leur fonction créatrice qui suscite un processus d'élévation, de dynamique "vers le haut", laissant la civilisation sombrer dans l'enfermement psychologique, le militarisme et le nihilisme autodestructeur. Rien de plus vrai, jusqu'à l'outrance du simulacre et de la caricature la plus grossière, pour parfaitement définir l'époque détestable que nous vivons ; Toynbee est en triste pays de connaissance.
Toynbee évoquait le fameux "chevaucher le tigre" pour cette période de désordre et de chaos (qu'il désignait sous l'expression "Le temps des troubles") entre l'effondrement de la civilisation et l'attente, voire la création de celle qui doit suivre. L'expression a bien entendu un rapport avec le travail du néotrationaliste, Julius Evola, qui en fit le titre d'un de ses derniers livres ; elle vient des Anciens de la tradition taoïste en Chine et nous dit parfaitement de quoi il s'agit, qui est de "traverser" la GrandeCrise comme on monte un tigre furieux s'élançant dans les éléments déchaînés :
« Les sages taoïstes désignent le travail sur soi par l'expression "chevaucher le tigre". Le tigre représente à leurs yeux cette force irrépressible qui fait mourir et renaître en permanence tous les êtres.» En travaillant sur soi, on ose affronter le tigre au lieu de fuir, on bondit sur son dos, on l'enfourche et on se fond dans sa force pour mieux orienter celle-ci pendant que s'éveille peu à peu la conscience de notre identité avec lui. »
La phrase qui nous importe est bien le résultat de l'audace d'enfourcher le tigre emporté dans sa furieuse colère : « et on se fond dans sa force pour mieux orienter celle-ci » et l'on « s'éveille peu à peu [à] la conscience de notre identité avec lui ». Il s'agit bien sûr de considérer ces propos en relation avec les événements qui nous touchent et nous dévastent, notamment en faisant appel à l'enseignement de Sun Tzu, autre sage chinois et maître en stratégie, qui ne cessait d'expliquer comment acquérir une force que l'on n'avait pas en utilisant la force de son adversaire contre lui-même, - ou mieux encore, la "force de la crise" contre elle-même, pour l'orienter en l'accélérant vers une plus grande dévastation de la civilisation qui s'effondre, qui n'a plus rien à offrir sinon de la malveillance et de la tromperie, de l'esthétique faussée et du carnage de nos mœurs et coutumes..
D'une façon que je jugerais assez contestable par l'importance qu'il semble lui accorder, Troy Southgate juge que Toynbee était un optimiste, au contraire d'un de ses contemporains fameux, « Oswald Spengler (1880-1936), qui croyait que "l'optimisme est lâcheté" ». En fait, l'"optimisme" et le "pessimisme" dont il est question ne concerne que l'après- GrandeCrise, - savoir, ce qu'il en sortira et comment tenir en attendant. Je n'avais pas précisément senti cet optimisme de Toynbee dans le livre qui m'a précisément attaché parce qu'il n'offrait pas une masse considérable d'études où il fallait désespérément chercher le sens et le sentiment (comme dans 'A Study of History' de 1934). Je m'étais essentiellement servi de 'La Civilisation à l'épreuve', de 1948 (en français, en 1951 à la NRF), qui constituait la réunion de plusieurs conférences et offrait donc un parfait condensé, de type politique et même métapolitique en accord avec les grands événements du temps, de la "pensée utile" de Toynbee pour comprendre la crise.
Nous l'écrivons à plusieurs reprises : Toynbee a parfaitement compris les facteurs principaux de notre actuelle GrandeCrise, notamment le blocage complet où nous nous trouvons devant la situation d'une civilisation aussi vide de sens qu'une coquille d'escargot remontant au Tertiaire, alors que la puissance de la technique que nous avons développée empêche à une alternative entièrement nouvelle de se développer. Il faudrait donc, ultime porte de sortie, une intervention du Ciel pour régler tout cela ; sans pouvoir ni d'ailleurs vouloir citer mes sources mais en réservant quelques bras d'honneur aux petits délateurs ou "fouille-merdes de FakeNews", je crois être en mesure de vous affirmer qu'on y travaille.
D'où la justesse de la phrase de conclusion, laquelle nous suggère ce qu'il faut penser des prévisions précises et détaillées de notre avenir, même chez ces essayistes majeurs qui savent parfaitement l'inéluctabilité de la Grande Crise et tout ce qui s'en suivra, y compris le mystère complet que constitue la suite... Toynbee avait parfaitement deviné la venue de cette espèce de "Temps des troubles" ('Smutnoe vremja', disent les Russes de leurs années terribles entre 1596 et 1614). Il nous aurait été bien utile, mais il est encore temps de le lire :
« Je crois que nous avons beaucoup à apprendre de Toynbee, mais seulement si nous transférons ses pensées sur la civilisation à notre quête plus large de survivre à sa destruction ultime. »